Version originale publiée le 23 mai 2024
Version originale publiée le 23 mai 2024
Les dangers de la désinformation pour comprendre la présence du requin blanc au Canada atlantique et au Québec
Les dangers de la désinformation pour comprendre la présence du requin blanc au Canada atlantique et au Québec
Alors que débute la migration du requin blanc de 2024 et qu’une nouvelle vague d’informations trompeuses émerge déjà, il est impératif de réfuter l’idée persistante et infondée selon laquelle la présence du requin blanc et des autres requins du Saint-Laurent est soit récente, soit principalement liée aux changements climatiques.
Dans notre monde interconnecté, où l’information voyage à la vitesse de la lumière, la propagation de la désinformation peut avoir des conséquences profondes et durables. Des individus bien intentionnés mais mal informés contribuent souvent à ce problème, notamment lorsqu’il s’agit d’expliquer des phénomènes scientifiques complexes. Un de ces cas concerne la présence du requin blanc (Carcharodon carcharias) dans le Canada atlantique et au Québec—un sujet embrouillé par des affirmations inexactes et omniprésentes attribuant sa présence principalement aux changements climatiques.
Le requin blanc, souvent considéré à tort comme une espèce d’eau chaude, est un résident saisonnier des eaux du Canada atlantique, y compris le Saint-Laurent, depuis des millénaires. Les preuves historiques et scientifiques, ainsi que les gardiens du savoir mi’kmaq, confirment que ce superprédateur a toujours migré vers la région, attiré par ses riches sources de nourriture et son habitat adéquat. Pourtant, un nombre important de personnes, y compris des experts océaniques de tous horizons et des médias, ont attribué à tort la présence du requin blanc et d’autres espèces aux changements climatiques récents, perpétuant ainsi un faux récit qui contamine notre compréhension et le débat public.
Le nombre croissant de requins blancs dans le Saint-Laurent est plus probablement dû à son statut de protection, à des sources de nourriture plus abondantes et à la dynamique des populations, où les requins juvéniles se répartissent sur de vastes territoires pour éviter la compétition avec des individus matures et plus imposants. Ce comportement naturel assure une répartition équilibrée de la population de requins, essentielle à la stabilité des écosystèmes marins.
Contrairement à certaines espèces étroitement liées aux eaux plus chaudes, le requin blanc est remarquablement adaptable. Il évolue dans une large gamme de températures et est bien adapté aux eaux tempérées de l’Atlantique Nord. L’idée fausse selon laquelle il s’agit uniquement d’une espèce d’eau chaude vivant ailleurs néglige cette adaptabilité et les traces historiques de sa présence dans les régions plus froides, notamment le Canada atlantique et le Québec.
« Contrairement aux peuples autochtones de la péninsule Maritime, qui ont respectueusement intégré le requin blanc dans leurs cultures respectives depuis des millénaires¹, le manque actuel de connaissances découle d’une myopie générationnelle et d’une incompréhension fondamentale de la niche écologique du requin blanc et de ses schémas migratoires de longue date. »
Le rôle des changements climatiques dans le comportement du requin blanc est plus nuancé. Même s’ils peuvent effectivement affecter le moment et la durée de ses migrations en modifiant les températures des océans et la disponibilité des proies, cela n’explique pas sa présence dans les régions où il est établi depuis longtemps, comme le golfe du Saint-Laurent. L’importance excessive accordée aux changements climatiques comme facteur principal simplifie donc à l’excès une réalité écologique complexe et nuit à une compréhension plus large des écosystèmes marins.
Cette distorsion intellectuelle paresseuse, ainsi que d’autres faux stéréotypes sur le requin blanc—tel qu’il n’est pas un poisson ou qu’il ne peut pas distinguer les humains de ses proies établies²—émergent de tous les secteurs de la communauté maritime. Or, aussi compétents, expérimentés et respectés soient-ils dans leurs domaines respectifs, les biologistes marins, les pêcheurs et les plongeurs ne maîtrisent pas universellement tous les aspects des sciences océaniques et de la dynamique des écosystèmes. Même les scientifiques, en particulier ceux qui ne sont pas spécialisés dans la recherche sur les requins, doivent faire preuve de prudence lorsqu’ils font des déclarations aux médias, car des affirmations non fondées—bien que manquant de preuves—peuvent être perçues comme crédibles en raison de l’expertise perçue du scientifique et ainsi induire le public en erreur.
Quelle qu’en soit la source, la diffusion de fausses informations ne rend pas service à la science, à la compréhension du public et, en fin de compte, aux requins. Lorsque des experts autoproclamés ou perçus diffusent des informations erronées, même avec les meilleures intentions du monde, ils contribuent à un faux récit qui peut persister pendant des années, obscurcissant le discours scientifique et l’élaboration des politiques de conservation. Il est donc crucial d’aborder ces sujets en s’appuyant sur une recherche scientifique rigoureuse, reconnaissant les modèles écologiques de longue date qui précèdent les préoccupations climatiques contemporaines.
Pendant plus de deux décennies, l’Observatoire des requins du Saint-Laurent, anciennement connu sous le nom de GEERG, s’est efforcé à lui seul de remettre les pendules à l’heure concernant les requins de l’écosystème du grand Saint-Laurent. Cependant, un nombre croissant d’individus, pour la plupart animés de bonnes intentions mais manquant d’expertise en biologie ou en comportement des requins, sont récemment montés sur la tribune, propageant sans le savoir—on l’espère—des mensonges. À l’ORS, nous ne sommes en aucun cas parfaits ou omniscients et nous sommes heureux de partager ou même de céder la place médiatique à une nouvelle génération de chercheurs, mais les fausses informations sur les requins du Canada atlantique et du Québec doivent être révélées et rectifiées, avant que d’autres torts ne soient causés.
En ce qui a trait aux médias, il devient de plus en plus évident que la vérification des faits est un art perdu. Cette responsabilité s’étend à pratiquement tous les grands médias du Québec, qui ont souvent diffusé des informations inexactes sur les requins, citant régulièrement de manière erronée le personnel de l’ORS pour compenser notre mépris pour l’hyperbole et le sensationnalisme. Il est essentiel de consulter des experts pour éviter de publier des allégations biaisées ou sans fondement sur les requins ou toute autre espèce animale, afin de maintenir l’intégrité journalistique et de garantir l’exactitude des reportages. De plus, d’innombrables informations douteuses circulent sur les réseaux sociaux, trop souvent partagées par des individus, des influenceurs.euses, ou même des institutions qui devraient être mieux informés. Cette désinformation cible les jeunes influençables et les TikTokers manquant de discernement pour différencier la réalité de la fiction. La prolifération de fausses explications et d’exagérations non seulement égare la perception du public, mais entrave également les efforts efficaces de conservation. Des connaissances validées sont essentielles pour élaborer des politiques qui répondent aux véritables défis auxquels sont confrontées les espèces marines. En partageant de faux « faits », comme attribuer à tort la présence du requin blanc exclusivement aux changements climatiques, nous risquons de négliger d’autres préoccupations vitales, telles que les prises accessoires, la dégradation de l’habitat et la nécessité d’établir des zones marines protégées.
« Une fois que des affirmations inexactes prennent racine en ligne, elles peuvent être extrêmement difficiles, voire impossibles, à corriger. »
Pour aggraver les choses, la longévité de la désinformation à l’ère numérique ne peut être sous-estimée³. Une fois que des affirmations inexactes prennent racine en ligne, elles peuvent être extrêmement difficiles, voire impossibles, à corriger. Les articles, les publications sur les réseaux sociaux, les vidéos et même les musées publiant des mèmes et des statistiques biaisés sur les requins pour attirer l’attention peuvent perpétuer de faux récits, conduisant à une acceptation généralisée d’informations incorrectes. Cette contamination numérique mine les efforts des scientifiques et des éducateurs qui s’efforcent de promouvoir des connaissances fondées sur des preuves. Et en tant que bête noire personnelle, je serais reconnaissant si les sources d’informations uniques, y compris le contenu manifestement extrait sans scrupules du site Web de l’ORS—qui a toujours été géré et méticuleusement vérifié par une équipe dévouée de bénévoles—étaient correctement citées.
En conclusion, bien que les changements climatiques accélérés par l’activité humaine soient un facteur indéniable et critique affectant les environnements marins, ils ne constituent pas une explication fourre-tout de la présence établie de longue date du requin blanc dans le Saint-Laurent. Nous devons plutôt nous appuyer sur des preuves historiques et scientifiques précises pour éclairer notre compréhension et éviter les pièges d’une désinformation bien intentionnée mais mal informée. Ce faisant, nous honorons la complexité des écosystèmes marins et veillons à ce que nos efforts pour les protéger et les conserver reposent sur des bases solides et rigoureuses.
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En guise de commentaire concernant les cas notables d’informations controversées ou obsolètes souvent évoquées dans les médias, il convient de noter que de nombreux scientifiques et agences gouvernementales ont abandonné l’utilisation du terme archaïque de « grand » requin blanc. Cette épithète a cessé d’avoir tout sens lorsque le « lesser » white shark (petit requin blanc) est devenu connu sous le nom de requin longimane (Oceanic whitetip / Carcharhinus longimanus). De plus, les descriptions fréquentes du requin blanc comme une espèce exclusivement pélagique évoluant au grand large, servant à rassurer les baigneurs, sont totalement absurdes. En fait, le requin blanc passe une partie significative de son temps à un jet de pierre de la côte, où il chasse les phoques et ne s’intéresse que très peu, voire pas du tout, aux humains. Pour en savoir davantage à ce sujet, veuillez visiter le Registre canadien des attaques de requins.
RÉFÉRENCES
RÉFÉRENCES
¹ Betts, M. W., Blair, S. E., & Black, D. W. (2012). Perspectivism, mortuary symbolism, and human-shark relationships on the Maritime Peninsula. American Antiquity, 77(4), 621–645. http://www.jstor.org/stable/23486482
¹ Keenlyside, D.L. (1999). Glimpses of Atlantic Canada´s past.
¹ Martijn, Charles, A. (1986). Les Micmacs et la mer. Recherches amérindiennes au Québec, Montréal. 343 p.
¹ Adney, Edwin Tappan and Chapelle, Howard I. (1964). The Bark Canoes and Skin Boats of North America. Bulletin of the United States National Museum. 1–242, 224 figures.
² Ryan LA et al. (2021). A shark’s eye view: testing the ‘mistaken identity theory’ behind shark bites on humans. J. R. Soc. Interface 18: 20210533. https://doi.org/10.1098/rsif.2021.0533
³ William R. Casola, Justin M. Beall, M. Nils Peterson, Lincoln R. Larson, & Carol S. Price. (2022). Influence of social media on fear of sharks, perceptions of intentionality associated with shark bites, and shark management preferences. Frontiers in Communication, 7. https://doi.org/10.3389/fcomm.2022.1033347
Jeffrey Hay Gallant, MSc, est le fondateur et directeur scientifique de l’Observatoire des requins du Saint-Laurent et chercheur doctorant à l’UQAM. Il a fait sa première observation de requin à Peggy’s Cove en 1975, sa première plongée avec un requin à Halifax en 1992, codirigé les premières plongées en cage au Canada en 2000, et a été la première personne à filmer un requin du Groenland nageant librement en 2003.